Invisibles aventuriers

 

Peuplé d’individus et d’histoire singulières, mes installations artistiques empruntent à des disciplines variées pour donner à voir une autre histoire de la migration.

Mon travail est constitué de dessins, de peinture, de vidéos et d’objets, sous la forme de portraits. Chaque pièce témoigne de personnages hauts en couleurs, de leur lien avec le monde, de ma relation à eux. Ils viennent de loin, ont parfois traversé des épreuves insoupçonnées pour venir jusqu’à nous. Beaucoup vivent encore dans une forme de clandestinité. Ils se nomment entre eux «aventuriers». Ce sont les héros invisibles que je côtoie à Paris et dont mon projet raconte l’histoire. 

Pour croiser mon regard avec le leur, je les invite à produire un autoportrait avec mes outils ou ceux de leur choix. C’est en rassemblant une quinzaine de ces aventuriers qu’est né le collectif Les superstars du Wagadou.

Les oeuvres personnelles et collectives qui en sont issues reposent sur une double approche: la reconnaissance de l'Autre au delà des stéréotypes, mais en tant qu’individualité ; et son appréhension dans le cadre plus large de “l’espace social” dans lequel il évolue : qui sont ses proches ? quel accès a t-il dans la société française, dans les espaces publics ? C’est à partir de ces observations et interactions que s’élaborent mes oeuvres. 

 

I- LE PORTRAIT-VIE

 

Le concept de Portrait-Vie que j’ai forgé au cours de ce travail désigne un dispositif constitué de différents portraits construits de manière contrastée et complémentaire  (décrits ci-après) formant une constellation autour d’une personne. En donnant à voir ces portraits dans des installations où les médiums se croisent, je peux alors simultanément renvoyer une image positive à mes modèles et inviter mes contemporains à porter sur ces derniers un regard différent. 

 

- Le portrait peint

 

Pour peindre mes modèles, j’emploie une technique ancienne : des pigments broyés à l’huile, des pinceaux en poils de martre, de la toile de lin grain fin. Ce choix parmi tous ceux dont on dispose aujourd’hui m’oblige à une réflexion sur l’histoire du portrait et ses diverses significations.

 

Le rôle social, le statut théorique et les diverses fonctions dont le portrait peint a été investi varient au cours de l’histoire et des civilisations. Ma démarche me conduit à  jouer avec les codes symboliques du portrait et à remettre en question la représentation du pouvoir dont il est traditionnellement porteur. A travers ces images, il y a une tentative de dépassement des clivages sociaux : mes modèles n’appartiennent pas à des élites dominantes, ils sont les invisibles de notre société. Mais la taille du tableau, comme la posture qu’ils adoptent renversent la perspective et installent mes sujets dans une posture de pouvoir.

Dans ma série Ici, mes modèles présentent leurs attributs dans une valise. Cette « boîte ouverte » sur leur trésor de vie n’est pas sans rappeler les armoiries, devises et autres indices destinés à glorifier le statut des souverains, nobles ou grands bourgeois.

 

Cette volonté de choisir pour sujet le monde du peuple plutôt que celui du pouvoir officiel, est née au 19e siècle. Les artistes et auteurs se sont attachés à regarder leur entourage, et à introduire une atmosphère d’intimité dans leurs œuvres. Par les thématiques mais aussi par la facture, mes tableaux sont inspirés de Manet, Courbet ou Cezanne.

Ainsi, le portrait de Djaba  se veut à la fois proche du Joueur de fifre de Manet, tout en faisant référence au Ditchley Portrait de Marcus Gheeraerts peint en 1592, dans lequel la reine Elisabeth 1ere pose avec les pieds sur une carte, à la hauteur de Ditchley, là-où le commanditaire du tableau, Henri Lee, reçut sa visite en 1552.

 

Les Portraits-Double, petites aquarelles ou encres réduits au visage  peuvent eux être vus à travers le prisme des médaillons ou portraits de poche, cadeau qui attestait d’un lien d’intimité avec le monarque dont la tête était représentée sur cette petite pièce. J’interprète cette tradition en offrant un portrait de son choix au modèle.

En jouant avec ces codes de représentation, les enjeux historiques et politiques sont renversés. Je construis ainsi mes portraits en m’appuyant sur mon attachement aux personnes que je peins, en essayant de traduire leur histoire dans un langage pictural appuyé sur mes connaissances en histoire de l’art. Ensuite vient le geste pictural, réalisé par une main qui vibre, il crée des accidents, ce qu’une photographie ne pourrait produire. Ces éléments sont constitutifs de l’aspect énigmatique d’un portrait. De fait, toutes les époques et toutes les cultures ont connu des formes de représentation des visages et des corps restituant la présence d’une personne plutôt que sa ressemblance. Pour orchestrer tout cela il est nécessaire d’être dans un rythme lent et d’apparence inefficace en regard du flot incessant d’images surgissant des réseaux sociaux et autres médias. De tels tableaux sont rares de nos jours, peut-être encore plus qu’hier.



 

Ce dialogue autour du pouvoir par le portrait peut se situer par rapport à des artistes contemporains : dans sa série ≪ Diaspora ≫, Omar Victor Diop prend pour sujets des Africains qui, du XVIe au XIXe siècles, ont joué un rôle important en dehors de leur continent d’origine.  Ses photographies s’inspirent de tableaux issus de ces époques, sont replacés dans un contexte contemporain par des détails anachroniques empruntés à l’univers du football. Kehinde Wiley, dont la peinture crée des collisions entre histoire de l’art et culture de la rue porte une réflexion sur l’identité raciale et sexuelle.




Le portrait écrit

 

La présentation de textes dans mes dispositifs met en lumière la relation à travers laquelle s’est construit le tableau Ces textes se présentent sous la forme d’une narration depuis la première rencontre jusqu’à la toile peinte dans l’atelier. Ils rendent compte  de ce qui nous lie entre artiste et modèle, enquêteur/enquêté, et surtout de notre amitié.

Tout au long de mes rencontres, je prends des notes, lors d’échanges formels que j’ai organisés, de conversations téléphoniques (on ne tient pas les même propos qu’en face à face) et le plus souvent de retour chez moi pour raconter ce que j’ai perçu et ressenti. Ce sont des documents précieux que les chercheurs nomment cahier de terrain. En donnant à voir ces textes dans mes Portraits Vie, je transforme le regardeur en lecteur et  fait naître un dialogue entre les images et les objets présentés.


 

Le portrait filmé 

Les vidéos sont l’occasion de montrer la teneur des liens qui nous animent. Organisés autour de mises en scène, ils traduisent la capacité de chacun à devenir le comédien héroïque de sa propre personne. Je joue moi aussi mon rôle face à la caméra.

Dans la Conversation d’Anne et de Diery (voir ci-après) c’est une rencontre entre deux mondes: celui d’une française née en 1925 à Rouen dans une famille d’industriels et celui

d’un noble issu d’un village malien.

Situons cette démarche par rapport à d’autres réalisateurs contemporains, qui mettent aussi en œuvre des moyens transdisciplinaires pour représenter les « gens ordinaires » : dans le film Je suis le peuple, Anna Roussillon instaure un dialogue avec un paysan au sujet de la révolution en Egypte. Axel Salvatori-Sinz, anthropologue de formation puis réalisateur a filmé durant trois ans dans le camp de réfugiés palestinien de Yarmouk en Syrie. Les Chebabs de Yarmouk, c’est une bande de copains au seuil de de l’âge adulte qui ont une véritable soif de vivre et d'absolu, mais sont confrontés à des réalités complexes.

 

 

Les objets

Qu’ils soient peints ou réels, ils accompagnent leurs propriétaires et en sont le prolongement. Lorsqu'ils apparaissent dans mes installations, c’est qu’ils participent d’une narration. Histoires de relations, ou attachements symboliques, leur place est précieuse.

Dans le Portrait-Vie de Kaou, un drap brodé par sa mère est présenté sur un lit, j’ai reçu ce présent en retour d’un portrait de son fils que j’avais envoyé quelques mois auparavant. Une photo d’elle que Kaou m’a confiée accompagne cet ensemble.

 

Autour de ces portraits est apparue une évidence : on peut raconter une vie sous plusieurs formes et s’ils transforment eux-même leur parole en geste artistique alors nos interactions autour de nos productions feront naître un collectif.

 

LE COLLECTIF Les superstars du Wagadou

 

Ma perspective “Européenne” m’a au départ conduit à isoler les traits d’une personne pour en faire le portrait. Mais j’ai vite réalisé que les gens que je côtoyais se percevaient dans une représentation collective. Les anthropologues ont mis cela en lumière depuis longtemps et cela m’a servi pour intégrer ces différences de codes culturels directement dans mon travail. J’ai ainsi invité mes modèles à faire une traduction artistique d’eux mêmes et de leurs préoccupations sur un grand support en carton de plusieurs dizaines de mètres. Chacun est intervenu sur une partie du carton, occupant entre un et cinq ou six mètres linéaires de cette véritable “fresque mobile”. Cette oeuvre collective a été exposée en parallèle de mon travail ou parfois seule dans différents lieux. Petit à petit les formes d’expressions se sont diversifiées : écrits, photos, vidéos, permettant aussi d’élargir le collectif en “enrôlant” littéralement ceux qui étaient moins à l’aise avec la représentation graphique. 

La richesse du dispositif ainsi conçu tient autant à l’incroyable des récits individuels qu’il recèle qu’à leur mise en regard.  

Kaou Gassama a par exemple dessiné de mémoire tous les lieux d’accueils qu’il a traversé en arrivant en Europe. Depuis Lampedusa jusqu’à Paris, il s’est appliqué à faire des plans parfois très minutieux (comme les emplacements des caméras dans les pièces) qui ont prolongé nos entretiens autour des éléments dessinés. Pourtant, dans nos premiers échanges, il me disait ne pas savoir tenir un stylo et encore moins un pinceau, et refusait obstinément toutes mes propositions de tracer au crayon une route mentale du parcours pour venir jusqu’ici. Pour le remercier de s’être livré, j’ai alors commencé une composition inspirée de son récit. Nous avons poursuivi en écrivant les lieux où il était passé en Afrique puis, il a continué seul à illustrer son passage en mer méditerranée. Pendant que Kaou dessinait dans mon atelier, seul ou côte à côte avec moi, je me suis rendue compte que son point de vue mental mais aussi artistique (dans sa capacité à produire des images) était essentiel dans nos échanges et pour l’élaboration du portrait que j’étais en train de faire de lui. 

Son implication a en retour suscité la curiosité d’autres jeunes “aventuriers” rencontrés au foyer. De fil en aiguille, la curiosité s’est transformée en intérêt, puis en implication concrète. Chacun s’est prêté à sa manière au jeu de l’autoportrait, venant partager un peu de son temps à l’atelier pour une heure, une après midi ou une journée. Petit à petit, nos univers se croisent : je suis la bienvenue chez eux et ils le sont en retour chez moi. Nous décidons d’organiser des fêtes au foyer : projections de films, concerts, danse, expo, au cours desquelles nous restituons nos productions aux habitants du foyer, à nos amis, nous débattons jusqu’au bout de la nuit et ces perturbations dans notre rythme quotidien sont mises à profit par la suite. Même les anciens sont émus par ces échanges, et nous invitent à poursuivre ces échanges et à organiser la prochaine fête. 

 

Pour sortir du récit dominant sur la migration, j’ai ainsi ré-inventé des modes de narration avec les protagonistes eux-même, contribuant à ma façon à une forme de décolonisation de l’art contemporain. Mais la création de ce contexte, toujours fragile, où ces jeunes ont pu s’impliquer a été le fruit d’un patient travail largement inspiré par les sciences humaines et sociales.



 

LE PROCESSUS 

 

Rapport aux SHS

 

Pour m’intéresser de plus près aux autres, j’ai adopté quelques outils de l’anthropologue : d’abord aller vers l’inconnu les yeux ouverts en s’efforçant de délaisser les idées fixes, éviter ainsi la confrontation, être dans la compréhension. Compréhension ne signifiant pas adhésion. Accepter de ne pas savoir ce qui importe a priori et s’engager dans une enquête sur le temps long pour “saisir” le monde. Mais les points communs entre ma démarche et celle d’un chercheur en shs s’arrêtent là car si ce dernier décrit et analyse le réel, mes oeuvres ne sont qu’une approximation du monde et cherchent plutôt à en créer un nouveau.



 

Détour historique par le récit de vie

Le récit de vie a joué un rôle clé dans l’appréhension de mes sujets. Je me suis initiée à cette technique à travers le portrait de ma grand-mère. Sa jeunesse m’était inconnue à la fois par sa temporalité et par son contexte géographique et social. Normande d’origine, elle s’est mariée  après-guerre à un marseillais d’un milieu moins aisé que le sien. J’ai choisi de regarder son histoire comme une petite migration. 

Plus tard, mes parents influencés par la vague post-68 ont complètement modifié le mode de vie duquel ils étaient issus.  Ces formes de ruptures au sein de ma famille proche me positionnaient déjà dans un monde multiple. Dorénavant, je savais d’où je parlais car j’ai pu me situer vis à vis de mes origines. Par la suite, j’ai voulu regarder ailleurs pour aller à la rencontre de ceux que l’on nomme «étrangers».


 

L’enquête dans un foyer

 

En 2015, je choisi donc un lieu emblématique de la migration en France, mais  bientôt désuet car voué à la démolition-reconstruction par les bailleurs sociaux: un foyer de travailleurs migrants du 14ème arrondissement de la ville de Paris. Construits il y a près de 40 ans pour accueillir des hommes africains du Nord et de l’Ouest, ces logements à bas coûts étaient destinés à une main-d’oeuvre qui était là de passage. La découverte du mode de vie qu’impose ce lieu si particulier génère souvent des déceptions pour les nouveaux arrivants. Si on y est bien accueilli, nourri, logé, blanchi, il faut en contrepartie se plier aux règles collectives : se rendre utile, être fidèle aux codes sociaux et à la préséance, aux injonctions qui continuent d’arriver du village par la voix des aînés… Mais c’est aussi un lieu où se ré-inventent des traditions, ou se re-créent des modes de vie, peuplé de poètes et de comédiens en tous genres. On peut boire du thé et palabrer toute la nuit. Il n’y a guère que le matin où l’on ne trouve pas d’ambiance (ça tombe bien je ne suis pas matinale) car l’après-midi les commerçants s’installent et il y a toujours quelqu’un avec qui rire et apprendre que la vie peut-être légère aussi.

A la manière d’un chercheur en sciences sociales sur son terrain, j’observe et construis une méthode au fur et à mesure que les relations s’assouplissent. L’immersion dans ce monde n’a pas été chose aisée, il m’a fallu en découvrir les règles, les accepter, pour progressivement nouer une relation de confiance avec les protagonistes.

 

Entre le travail d’enquête, les prises de notes, les croquis et les premières compositions à l’aquarelle, il m’a fallu un an pour que la justification de ma présence soit devenue secondaire.  Pour beaucoup, elle demeure énigmatique et moi-même je dois régulièrement faire le point sur la position que j’occupe. Dans ce contexte, elle est particulièrement étrange : je suis une femme blanche, artiste, proche d’universitaires, cheffe de chantier pour des peintures murales. En bref un profil qui n’a presque aucune correspondance avec les autres relations que les habitants du foyer côtoient. Le seul critère qui puisse faire office de point commun est que je suis mère de deux enfants. Je joue abondamment de ce statut en venant régulièrement en visite avec ma famille. Mes enfants ont grandi avec ce lieu pour référence et certains liens se font par eux et pour eux.

 

De l’imam au coiffeur, en passant par les cuisinières ou les grilleurs de maïs, j’ai noué des relations très diverses, toujours amicales. Je me suis attachée à regarder le jeu des échanges sociaux au sein d’une famille, d’un étage, de lieux collectifs. L’observation passe aussi par des détails microscopiques qui sont souvent les condiments de mes portraits. Difficile de dire à l’avance ce qui me sera utile ou pas dans mes productions artistiques, donc mon cadre est large et évolue au gré des affinités. Pour qu’elles puissent être réciproques, je dois m’engager dans les conversations mais aussi j’ai pris le parti de toujours montrer ce que je faisais en même temps à l’atelier. Comme le pouvoir de séduction des images est grand, je pense que cela m’a aidé à m’assurer la confiance des habitants et la réputation nécessaire à ma présence.

 

En pénétrant dans ce foyer, je ne pensais pas rencontrer autant de jeunes hébergés par leurs parents, tout juste arrivés en France par des routes informelles. J’ai longuement suivi quelques jeunes dans leurs pérégrinations, en d’autres termes regarder la place que peut prendre quelqu’un en arrivant ici, ou celle qu’on lui laisse. Au foyer ou dehors, quels espaces on lui accorde? à quelles heures? quelles relations avec ses pairs? ses aînés? quel apprentissage d’un mode vie parisien recevra t-il? Dans ce contexte, que est le rôle de son smartphone, seul objet précieux qui lui appartienne? (l’application watts app et facebook sont les moyens de communications permanents avec son entourage et une partie de sa famille au pays, maps est une porte d’entrée pour s’orienter pas facile à apprivoiser). ces nombreux paradoxes, je me suis attachée à trouver des réponses.

 

Aujourd’hui, certains ont quitté le foyer, se sont mariés ici, ou au pays, ont eu des enfants, d’autres refusent tout cela, remettent sérieusement en question leur tradition. Suivre ces parcours de vie est une source d’inspiration permanente. Ces cinq années d’amitié nous laissent aussi des souvenirs communs et l’envie de continuer: par exemple, Diery aimerait retourner au Maroc, voir la forêt du mont Gourougou, là où les candidats au passage vers l’Europe se préparent. Passer la frontière vers l’enclave espagnole Melilla, par la grande porte et non plus en grimpant sur des grillages. Partir ensemble, raconter cette histoire, seraient une participation à un geste de résilience, à un décloisonnement de situation. Transformer les traumatismes liés à la traversée illégale de plusieurs pays, en faisant une action collective traduite selon différents points de vues, tel est notre souhait.



 

1er avril au 8 mai 2019: Twenty five elements, espace Commines
1er au 15 février 2018 : galerie Montparnasse
20 Décembre 2017: Art day à l'Ehess, 54 Bd Raspail 75006. 11h-21h
Juillet 2017: Festival des quatorz'arts  et  Festival de Gergovie
Novembre 2016: Exprimer aujourd'hui, Espace Commines
Octobre 2016: Un quartier, des histoires, galerie L'expo, organisé par Art sous XSeptembre 2016: exposition collective avec les résidents du foyer GERGOVIE, Mairie du XIV ème Paris

 

 

 

 

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